Mer calme et voyage heureux : retrouvailles

Publié le par Arnaud Dhermy

                Il attendit, accoudé. Il s'appliquait dans sa pose à lancer le début de son séjour. Ce n’était qu’une gamine qui venait à sa rencontre, de quatre ou bien de six ans. Elle se parlait à elle-même, et approchait en haussant les genoux, engoncée dans les herbes. Gautier passa la grille. L'enfant se mit à le regarder avec des yeux suspicieux et il ne sut quelle contenance prendre.

 

« Sais-tu si monsieur et madame Calèse sont chez eux ? »

 

L'enfant poursuivit son chemin sans répondre et franchit la grille ; la pluie se remit à tomber, Gautier l’entendit courir sur la route.

 

 

            Une façade transpirait derrière un rang de marronniers ; elle-même était recouverte d’un épais rideau de vigne vierge.

 

La cour en friche semblait abandonnée. Pas de numérotation, pas de nom. Il n’y avait qu'une plaque au coin du mur, rue du Fournil, qui correspondait à son adresse.

 

Il se décida à franchir la cour, espérait sans l’avouer que ce fut ailleurs. Sans doute, il se ferait rattraper à mi-chemin, un de ses amis aurait été prévenu - et qui donc s'en serait chargé ? - la gamine, bien sûr !

 

La bâtisse était longue, mais n’avait pas grand chose d’une noble demeure. Une façade uniforme, sans perron, et le même toit aplati que sur les fermes qu'il avait dépassées en taxi. Gautier s'approcha de l’une des portes-fenêtres et cogna prudemment aux carreaux.

 

La pluie et le vent faisaient siffler la gouttière disjointe, il s'esquiva d'un mince filet d'eau tombant du toit et qui finissait par tacher la mousse du seuil. Nathalie vint ouvrir du cœur d’un tintamarre qui s'engouffrait dans la porte.

 

« Excuse-nous, l’aménagement de la cuisine vient de commencer et nous ne t'avons pas entendu venir ! »

 

                On traversa une salle à manger. L'ensemble de la pièce baignaient dans la même moiteur que les sous-bois orageux et Gautier n’en distingua rien. Au delà, une cuisine lumineuse avec sa gazinière d’émail, et de petits carreaux à la porte fenêtre.

 

 

            Comme s’il était revenu d’une brève course, Gautier mit aussitôt la main à la pâte. Il aimait écourter des formalités qu'il jugeait oiseuses entre amis sincères. Paul non plus n'avait pas tardé aux retrouvailles ; ils se sentaient vraiment en terrain connu l'un avec l'autre.

 

 

Ils nettoyèrent, peignirent durant bien une heure.

 

« Il faudrait peut-être te montrer ta chambre », ricana Paul.

 

Il repassèrent par la salle à manger ; l’escalier qui suivait fit faire un ouf d'admiration au visiteur. Une rampe de fer forgé serpentait jusqu’à une énorme pendule à balancier. Au-dessus, une lanterne dorée à trois chandelles. Au travers des marches blanches coulait un mince tapis ocre, où scintillaient de fines barres de laiton. L'horloge occupait un palier au côté d’une table en damier de faïence. On y avait déposé une grande boîte en cuir rouge armoriée, presque une valise. L'escalier reprenait sur la gauche avant de s'évanouir sous une fenêtre. Un seuil enfin s’annonçait à droite, qu'il fallut franchir presque en courbant la nuque. Le vieux loquet levé, la porte poussée, le lent tapis ocre de l’escalier se poursuivait dans une enfilade de cinq portes ouvertes.

 

Tout était silencieux. Quelques gazouillis aigus et stridents perçaient simplement les vieilles vitres dépolies ; par les fenêtres, Gautier reconnut les marronniers de la cour. A l’opposé plusieurs portes ; Paul ouvrit l’une d’elles à l'aide de son épaule, passa le premier et distança aussitôt Gautier. A la blancheur nimbée du couloir reprit aussitôt une torpeur obscure.

 

« Regarde ça » glissa Paul lorsqu’il sentit l'espagnolette lui céder.

 

Les panneaux s’écartèrent sur un océan, une étendue de foin en graines à perte de vue. D'un pignon à l'autre, naissaient de longues vagues régulières au gré des airs. Certaines tiges prenaient un fade diapason, d’autres rendaient un doux suintement de plantes veules. Et tout ce monde manquait de faire chavirer une énorme jarre d'ornement qu'il s'apprêtait, affleurant son bord, à enjamber, à remplir. Plus loin c'était l'âme d'un pré qui battait les flancs de vieilles écorces scabreuses, prêtes à succomber elles aussi. Au fond, un maigre sous-bois était ballotté dans la même houle. Il y avait aussi une vieille clôture, improbable jetée qui annonçait le seul rivage visible à l’œil nu, un toit à peine visible, perdu comme un halligen un jour de grande marée.

 

Sous les fenêtres, des centranthes et des marguerites tourbillonnaient en cascade par dessus un talus qui avait dû être le bord d’une terrasse. D’autres récifs, ça et là, d'une clarté plus prononcée : spirées vineuses, moutonneuses. Et sur l’écume légèrement rosée, dorée filaient doucement des halos de lumière, filtrés depuis le ciel nuageux qui se dégageait. Des oiseaux remontaient par bande, comme des bancs poissonneux ; d'autres signalaient leur repaire sous les toits, dans l'amoncellement des verdures.

 

            Nathalie les regardait rêver là-haut, et elle riait aussi.

 

 

« Tu nous excuseras : nous déjeunerons à l'intérieur. Rien n'a été tondu depuis l’année dernière !

 

…Tu verras, la bâtisse a aussi ses fantaisies, poursuivait Paul en redescendant. Rien que la pendule de l’escalier qui a un mécanisme unique. Ses contrepoids pendent jusqu’au rez-de-chaussée, ce qui double sa hauteur… et la maintient ici malgré les ventes ! »

 

Paul débouchait une vieille bouteille et la commenta avec passion, l'air mystérieux par moment.

 

« Je t’emmènerai voir le cellier tout à l'heure, j'y ai retrouvé du vin de pas mal d'années… »

 

Campé sur un vieux banc, tout son personnage rayonnait. Un coude sur la table maintenait sa cambrure ; son bouc coupé au raz du menton se perdait dans la robe sombre du verre ; une mèche rebelle et légèrement ondulée lui pendait au sommet du front comme les lacs d'un vieux parchemin. En l'espace d'un repas Gautier se sentit redevenir un passionné.

 

 

                « Mais tous ces communs autour de la maison… et même toutes ces pièces ? Pourquoi faire ?

 

- Nous ne nous sommes pas encore entendus, Nathalie et moi, sur le nombre exact de nos enfants. Ici au moins nous aurons une marge de sécurité. »

 

                Cette remarque choqua Gautier comme une grossièreté, comme une faute de goût.

 

 

« Mais tant que nous n'en avons pas l'usage, nous renouvelons les baux aux voisins qui stockent du matériel. Même une partie de ce rez-de-chaussée reste séparée, à l’usage d’une famille d’ouvriers agricoles.

 

- C'est sans doute l'une de leurs filles que j’ai croisée tout à l'heure.

 

En tout cas l'état de la propriété semble bon. Quant à l'étendue des remises, le nombre de celliers et d’appentis, c’est impressionnant !

 

- Oui, en plus le vendeur n’a emporté que le mobilier des pièces qu’il occupait. Nous n’avons pas encore tout exploré. J’imagine les reliques oubliées…

 

Mais nous prendrons quand même le temps de rayonner dans les environs, si tu le veux. Nous n’avons pas non plus encore eu l’occasion de faire du tourisme. »

 

                Ce que Gautier avait vu de la fenêtre de sa chambre le captivait bien davantage que de franchir l’horizon. L’écrin de la Marronnière commençait de le prendre, et derrière les haies du bout des champs, les barrières en saut-de-loup, il se plaisait à recomposer les alentours à sa manière, une terre vierge, immense, solitaire. A quoi bon y aller voir de près ? Il retournerait à la fenêtre, s’y assiérait, vitres ouvertes, veilleur attendant son aurore dans l’uniformité primordiale.

 

                Le soleil reparut. Un large magnolia se tenait devant la façade. Ils allèrent prendre leur café sous son ombre, au plus près des senteurs. De par et d’autre de la maison la discontinuité des communs en rajoutait sur cette impression de littoral, sa perspective et ses brisants.

 

 

« As-tu remarqué mon coffret de pistolets de duel ? Je l'ai trouvé dans une vente. En attendant une meilleure place, je l'ai laissé à côté de l’horloge, sur le damier. »

 

Ils passèrent devant l’escalier. Paul monta seul chercher le coffret, le redescendit sous le bras, et ouvrit les deux battants d'une porte qui était restée énigmatique. C'était une vaste pièce qui donnait sur les deux façades.

 

« Mon fumoir ! »

 

Il épousseta un vieux fauteuil vermoulu. On aurait cru la salle d’un château voué à la démolition, une cache de truands aussi. Il y régnait une crasse grisâtre, à peine relevé d’un chaud rayon qui s'infiltrait à travers les vitres opaques de poussière. Une cheminée faisait face à l'entrée ; une fresque écaillée magnifiait un écu, d'azur au pélican d'or, au chef de gueules chargé de trois pommes. Paul déposa religieusement son coffret par terre.

 

« Les deux pistolets ont encore servi un peu avant la dernière guerre. C’est ce qu’on m’a dit. En tout cas, ils sont en parfait état de marche et il y a tout pour les essayer. Peut-être ce soir, s'il fait assez sec ?

 

- Formidable !

 

- Viens, allons chercher de quoi faucher, et traçons un champ de tir ! »

 

                Ils sortirent par la cour d'entrée et longèrent d’autres communs. Dans une grange, ils grimpèrent un escalier de bois ; les pierres du mur saillissaient dans l’ombre, mates des sciures de la charpente.

 

« Que comptez vous faire de tout cet espace, c'est un labyrinthe !

 

- Ce qui compte, c’est de se plaire dans son espace quotidien. S’il y a excès de bien, cela ne nuit pas. Ne pas avoir à attribuer un rôle à tout ? Suprême liberté que de se réserver encore des espaces possibles pour la fuite… »

 

Depuis son arrivée Gautier s’était aperçu que Paul jouait au gardien d'une caverne dégorgeante, qu’il lui ménageait des surprises dans une visite progressive de son nouveau domaine. Ce n’en était qu’une marque de plus d’égards, d’amitié. Et Gautier ne s’en décontracta que mieux.

 

Des faucilles en main, ils repassèrent dans le parc et commencèrent à se tailler un passage dans l'herbage.

 

« Le long du mur, indiqua Paul. A droite là-bas ! »

Les deux amis se mirent côte à côte et s’enfoncèrent en un large couloir, jusqu'au bout du clos, contre le pré aux vaches. Ils s’arrêtèrent devant une large citerne, enfouie dans l’amas du liseron et du sureau, et sur lequel Paul planta une cible.

 

« Nous verrons plus tard ce qu’il y a au fond ! »

 

                Ils passèrent par la grange pour ranger les outils. Paul parla aussitôt de visiter la cave à vins. Ils poussèrent la barrière d’un seuil. Par une fenêtre, loin devant, on voyait les épis poudrés du parc.

 

« Tu comprends, dit-il, je trouvais le vin sans intérêt. L’alcool, pour moi, c'était comme le tabac : un instrument social, surtout prétentieux. Et puis il y a eu les repas d'affaire. »

 

En pénétrant la cavité ils n’éprouvèrent pas seulement un plaisir au contact du frais. L'un des murs était couvert de casiers à bouteilles fermés de grilles. De l'autre côté, entre des flacons vides, gisait un tonneau débondé. De toutes variétés, les bouteilles étaient recouvertes d'une épaisse pellicule de moisissures et de petits gravats de salpêtre tombés du plafond.

 

« On pourrait commencer par un graves-de-vayres, puis un saint-émilion, proposa Paul, mais je ne sais pas lequel choisir…

- Tu as des crûs de 22 ans d’âge sur quatre rangs !

 

- L'ancien propriétaire ne se faisait pas trop d'illusion sur ces bouteilles pour me les laisser. Elles ont dû prendre le gel, ou je ne sais quoi ; mais en guise d'expérience ?… »

 

Il ne détestait pas de montrer pareilles bouteilles dans sa cave, et il laissa tout son temps à Gautier, s'écarta en souriant lorsque son ami ouvrait d'autres casiers. Il lui réserva encore une surprise. Ce qu'il n'avait montré à personne jusque là et qu'il avait patiemment rassemblé ces dernières années.

 

« Demain, je te ferai goûter la trouvaille de mes premières vacances avec Nathalie. Regarde, derrière le vin de Hesse, du Tokay d’avant guerre ! »

 

                Pendant le dîner, un orage s'abattit à peu de distance. Au milieu d’âcres vapeurs, la propriété s'enfonça dans les ressacs troubles. Puis la pluie parut, dissipant, écrasant la poussière et la poursuivant jusque par les pores du sol.

 

                Au crépuscule, le sol exhalait une chaleur séveuse, gonflé du pus de l'averse ; ses bourrelets sombres prêts à éclater, à se répandre.

 

*

 

 

                Gautier laissa le couple à lui-même et remonta lentement dans sa chambre, tenté à chaque seuil de pousser la porte, par hésitation, par curiosité.

 

                Il était en train de s’engourdir l’esprit sous l’afflux entêtant d’une chimère, de l’espoir d’une existence à peine entrevue, d’une apparition émouvante au point d’y appuyer un élan décisif.

 

                La verdure qui l'éclaboussait de toute ses âmes depuis son départ le matin même, lui rappelait des compositions luxuriantes, comme ce qu'il aimait retrouver dans les gravures de Bresdin depuis une sortie au musée d'Orsay. C’était l’esquisse d’un univers primordial, d’un retour à sa propre origine, d’un nouveau départ. Il avait aussi certaines illustrations de la légende du Ring à l’esprit. Une image lui revenait du jeu des filles du Rhin qui se jouaient d’Alberich et le bafouaient, et dont seize heures d’opéra dévidaient la vengeance. Il sourit de la coïncidence.

 

Adossé à sa fenêtre, attentif au dehors comme du haut de sa tour, il s’assermentait ; pour ne plus déchoir à ses propres yeux dans cette constante dépendance morale vis-à-vis de l’autre sexe… Puis aussitôt il se rassurait sur ses succès futurs. Ainsi son dépit restait circonspect, comme une stratégie face à l’adversité. De sa modeste abstention du moment il n’espérait bientôt plus garder que d’aigres et momentanés renfermements.

 

                Il ferma ses volets et revint vers le centre de la chambre. Quelques livres anciens aux reliures luisantes trônaient sur la cheminée, Ovide, Bossuet ou Esope. En face du lit, un secrétaire en fine marqueterie sur lequel on avait disposé une petite boîte. Elle contenait quelques billets de banques d'Amérique du sud, un petit calendrier plastifié de 1961 de la compagnie aérienne libanaise. Sous l'épaisseur désuète, une pièce d'or mexicaine, épaisse, exubérante. Gautier resta longtemps assis devant le bureau. Un coupe-lettre raffiné était posé en travers du sous-main, et il se rappela son repaire désordonné, sa table impraticable de papiers.

 

 

                Le lendemain, à son arrivée dans la cuisine, Paul brandît une liasse de gravures.

 

« J'ignore comment elles sont venues jusqu'ici. J'ai l'intention d'en encadrer quelques-unes dans le couloir du haut, viens m'aider à choisir ! »

 

                Il lui montra un coffre dans l’une des chambres de l’étage, d’où il sortit une enveloppe grossière, déchirée de partout. Des paysage occupaient la largeur de feuilles jaunies et par endroit tâchées, surmontés de titres en suédois, en français et en allemand. Vuë du Château Roïal de Hirschholm, vers le jardin ; Hermitage situé dans le Parc de Jägersbourg...

 

                Ils prenaient les gravures et les comparaient dans leurs mains. Passé la première impression de naïveté, le détail des eaux fortes replaçait Gautier dans la sérénité esquissée la veille au soir.

 

Il devenait l’un des figurants des vues cavalières, au bord d’un bassin calme avec ses nichées de cygnes ; parcourant les frondaisons régulières d’un rang de tilleuls. Il passait parmi une grande quiétude de bêtes et de gens. Un bœuf et un cheval flânaient au cœur d’une verdure harmonieuse. Où étaient passées les lourdes murailles de la vieille Europe ? Des lices encerclaient des hameaux ; un portail champêtre séparait la campagne de l’ordonnancement royal. Partout régnait l'oisiveté. Un lévrier trottait dans un labour, la bête de somme errait en liberté. Hors des chemins, deux paysannes discutaient, une cruche sur la tête. Quel artisan travaillait dans le bourg ? On s'amusait avec un chien, ou quelqu’un regardait par la fenêtre. Il y avait des gentilshommes en tricorne, et les dames agitaient des éventails. Le dessinateur lui-même s’est retiré à l'ombre sur un tas de pierres et Gautier se dit qu’à emprunter la voie des chimères, le randonneur pouvait bien avancer sans rencontrer d’obstacles.

 

 

            « Elles sont toutes très belles, pourquoi dépareiller la collection ? sourit-il à Paul. Ton couloir est assez grand pour toutes les encadrer. »

 

Paul partit soudain d’un éclat de rire ; quelle exiguïté trahirait la fantaisie du jeune couple ? Et Gautier lui fut d’une simple complicité.

 

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