Mer calme et voyage heureux : évasion

Publié le par Arnaud Dhermy

« Tu comptes chercher un emploi, finit par lui demander Nathalie, au déjeuner, ou poursuivre ton cursus, sur un an ou deux ? »

 

Qu’avait cette fille à le prendre à contre-pied sur ce qui n’était pas l’essentiel ? Gautier lui trouva à peine de quoi répondre. C’était quelque chose d’encore lointain, après l’été, de parfaitement inactuel ! Qu’y avait-il à en dire, on verrait…

 

« La vraie vie, c’est ici ! sourit Gautier comme en lui-même. J’aimerais faire ce qu’il faut, rien que pour rêver de ça.

 

- Enfin je me souviens que tes études s’étaient amorcées sans perspective professionnelle précise, que les étapes pour toi se sont simplement succédées…

 

- Quelque chose qui tient sans doute à l’obscure nécessité, comme la mort, mais en dépit de quoi il faut se divertir ! »

 

            Gautier se sentit un peu court, il reprit aussitôt :

 

« Mon stage s’est bien déroulé et la firme qui vient de m’employer est importante, en pleine extension…

 

- Tu t’y connais un peu, je crois, en campagne publicitaire ? enchaîna Paul, roulé au fond de sa quiétude comme dans un canapé.

 

                Tu m’as demandé ce que nous comptions faire de tout ce dédale de pièces… En fait nous voudrions mettre la Marronnière en valeur, en faire un domaine à thème, peut-être… ou une ferme modèle, ou une table d’hôte d’une certaine catégorie, ou tout ensemble !

 

Nathalie a envie de changer de travail, elle suffira dans un premier temps pour monter un projet et contacter des soutiens financiers. »

 

                Il fixa Gautier, en cherchant son regard.

 

                « Nous pourrions peut-être profiter de ton séjour… Je crois me souvenir que tu te défendais à Paris, en terme de force de vente, de campagne publicitaire… Tu nous diras si nous tenons la route ! »

 

 

                Tant que cela ne gâchait pas un ressourcement à peine retrouvé…

 

Un projet socialement valorisant même, qui ancrerait Gautier un peu plus dans l’intimité et la confiance de ses amis. C’était peut-être aussi ce qui lui manquait, au moment où il se cherchait, s'engageait dans une nouvelle direction.

 

Qui sait s’il ne trouverait pas à travailler ici lui aussi. Un petit logement pas trop loin, et ce domaine tous les jours sous les yeux ?

 

Et puis cette sourde joie de Paul ; Gautier s’enthousiasmait de se sentir dans ses confidences, prêt à la tâche.

 

 

« Pierre-Jean Antard devrait passer dans la soirée, ajouta Paul, négligemment. Tu te rappelles ? Nous l’avions rencontré ensemble à Paris chez les Dechintre. Il habite maintenant à Nantes. »

 

« Ah oui… » fit Gautier surpris.

 

                Quoi. S’attendait-il à un simple tandem ? il s’était imaginé concentrer à lui seul l’ardente activité des Calèse, leurs projets, leurs doutes, leur appétit de vie.

 

Ou bien était-ce le cercle trop vite rouvert de son petit univers qu’il commençait de regretter ? Désarmé face à un quatrième acteur qui allait enfoncer un coin dans leur intimité ?

 

*

 

« Elle est classée ta cabane ? » lança Antard, précautionneusement, avant d’avoir salué tout le monde. Les mains dans les poches, lui aussi aimait escamoter les formules de politesses. L’intrus semblait déjà très au fait du projet des Calèse et se mit aussitôt à arpenter le domaine, précédé d’un Paul très prévenant. Gautier les accompagna par curiosité puis résolut de prendre ses distances. Puisque c’était un moment de relâchement dans leur tête-à-tête, il irait musarder à sa guise. C’était aussi pour ne pas paraître trop exclusif, ce qu’il redoutait comme la hantise d’un bouton au milieu du front.

 

Il déambula seul en prenant garde de ne pas tomber sur les locataires et reparut vers l’heure du dîner.

 

« Tu es libre, Pierre-Jean, pour cette fin de semaine ? On réfléchira plus à l’aise si tu restes. Et puis, samedi soir nous ferons notre pendaison de crémaillère, tu feras connaissance avec pas mal de monde. »

 

                Paul Calèse était implacable dans sa progression. Des apartés du premier jour, il ne resta rien. On échangeait en confiance, d’une tacite affection, mais les regards ne se croisaient plus, le ton n’était plus le même.

 

                Ouais ! La maison, au moins, était assez grande pour ne pas se marcher sur les pieds. C’était déjà ça… Gautier n’aurait pas voulu se vexer, mais s’interrogeait sérieusement sur ce qui avait motivé son invitation. Il savait bien qu’il était sous le coup du dépit.

 

                Il sourit en se voyant une semaine plus tôt. Ce devait bien être sa dernière sortie à Paris, le point final de près de cent jours de déraison - mais il n'avait pas dépassé cent jours, c'était révélateur ! – Les premières chaleurs avaient repoussé les folâtres sur l'Aquaboulevard, à la Porte de Sèvres. Ils allaient passer la nuit à discourir et à se divertir. Lui, Gautier, il avait su emmener là toutes les relations de Solveig. Il se les était patiemment accommodées ; il avait été fier de les avoir apprivoisé. Pour mieux la cerner. Ils allaient s'amuser, entre eux ou avec des passants anonymes ; il y avait tant de monde à Balard !

 

« Tu aurais pu mettre ton complet avec ton écharpe griffée » s'était-il fait dire par Solveig, ironique.

 

Lui, déjà désabusé et las :

 

« Oui, mais avec une heure de retour en métro et en train, de nuit, c'est une autre paire de manche ! Elégant mais pas téméraire. »

 

Ce soir-là, ses dernières résistances s'était raffermies. Pour la première fois, il s’était muni d’un livre, en cas d’ennui, d’une mise à l’écart surtout ; quelques pages dans lesquelles il s’assouvissait comme d’une somnolence impromptue, profonde. Il savait maintenant qu'il n'avait rien à faire parmi eux, qu'il n'avait rien à attendre de tous ces gens. Depuis longtemps, il le savait. Il l’avait toujours su. C'en était trop, il fallait arrêter, il fallait se respecter. Il les passa en revue, les jaugea pour savoir si un seul pouvait valoir le coup.

 

 « Qu'est-ce que j'avais dans la tête pour leur trouver de l'intérêt. Nous n'avions rien en commun, et Solveig devenait lamentable de lassitude. Ou bien étais-je comme eux ? ces guignols qui ne réfléchissent pas où ils mettent les pieds, qui consomment et s’en trouvent bien ? »

 

             Il comprit pourquoi cette scène lui était revenue à la mémoire. Le répit de son amertume, ces deux journées en Vendée, le rebranchaient lentement à son habituelle bienveillance au monde. L’anxiété sentimentale de Gautier venait de repasser en amont de Solveig. C’étaient toutes les initiatives hasardeuses qu’il avait eu envers elle qu’il reconsidérait avec quiétude, toutes une communion revendiquée, manquée, et dont il classait les images.

 

Et puis son séjour en Vendée n’était peut-être qu’un repli frileux, l’espoir jaloux de capter une nouvelle attention. Cette escapade était encore un rêve trop naïf pour survivre ! Que de bonne volonté, d’enthousiasme à tout va… Mais pouvait-il réfléchir autant qu'il agissait, réussir autant qu’il agissait ?

 

Aux défauts d’élocution qu’il recommença d’éprouver à table, ce soir-là, aux mots qu’il peinait d’enchaîner, il sentit qu’il reprenait en intériorité. Disparaître des heures durant, mais s’isoler aussi en présence d’autrui. Il ne s’intéressait plus à ce qu’il leur disait ; et ce qu’il entendait, sans se l’avouer il le méprisait. Seulement il tenait ferme son observatoire, à la fenêtre.

 

 

                Pour le soir de la pendaison de crémaillère, la terrasse fut vidée de ses brisants herbeux et se mua en salon. Gautier avait pu éloigner deux inconnus, discourir à sa façon dans les parties fauchées du parc. Oh, rien de plus. La soirée se fit fugitive, tout défila distraitement.

 

               Maintenant il était étendu sur son lit, les yeux ouverts en direction du plafond. Il y avait encore des invités qui n’étaient pas partis. Gautier les entendait et s'amusait à les identifier. Assez loin il y avait aussi des crissements de pas sur des graviers. Mais où y avait-il des graviers ?

 

Il regrettait toujours sa tranquille intimité de l’avant-veille. Mais cette fois c’était pour ne pas avoir profité à sa juste valeur de l’accueil des Calèse, de leur enthousiasme.

 

Il ne serait plus question de dîners préparés avec soin. Il avait aimé ces silences affairés qui précédaient les repas. Ces cuissons en bonne voie, ces verres servis, ce rituel consenti où chacun spontanément gagnait sa place. Il venait de communier à deux êtres avec une certaine plénitude, et s’était imaginé au diapason du monde. Il ne s’était enfermé dans un tête-à-tête et avait cru s’ouvrir tout un univers. N’importe qui était un univers… mais que d’illusions tout de même ! quelle factice assurance face à soi, face à sa naïve indifférence.

 

 

                Les Calèse avaient dressé quelques projets ambitieux pour la saison suivante, et Gautier s’était prononcé sur divers types de financement, de campagnes de publicité, de presse ! Antard se faisait plaisir sur une anecdote locale qu’il voulait adapter. Le parc qu’il fallait dessiner, les bâtiments à aménager. Eh ! tout cela finissait de dissiper l’asile altier, l’illusion irrépressible de se hausser, de se mettre hors d’atteinte.

 

Gautier se prépara à repartir. Il n’avait pas d’autre hâte que de se retrouver dans son habitude.

 

A la Marronnière il n’éprouvait plus que quelques enfilades à tous vents, et pour la première fois il regarda l’univers qui environnait le domaine : les toits sombrant dans la houle des prés, l’enfilade des haies. Ce qui restait de sa déception versa dans le bocage, et la hâte de voir les isthmes se libérer des hautes eaux - comme la nuit - et la vue et l'esprit.

 

                Il prit garde au bruit des loquets en descendant une dernière fois dehors, traversa la cour d'entrée et ses longues tiges oubliées. Là où le taxi l'avait déposé, une mince parcelle plantée lui faisait face. Succéda une ferme puis des champs, penchés sur les haies.

 

                Le temps se cherchait encore, à grand renfort de vent, tout comme lui. Il s'était laissé envahir par un air de musique, Les Hébrides de Mendelssohn ; il l'avait senti sourdre depuis son arrivée. Il prit son temps, se le passa mentalement avec soin. Il le fredonna sans oublier les premières mesures. C'était bien. Personne en vue.

 

            Mais quant à chanter, à siffler, il ne se décidait toujours pas.

 

Ne pas émettre un seul son, mais tout se défiler de mémoire, permettait de profiter à plein de l’orchestration.

 

Là cependant il n'y aurait pas de voisins encombrants, sourcilleux.

 

            Chanter à tue-tête ? L'esprit s'épanouirait et les ruminations superflues s'évacueraient. Mais il ne fallait pas compter goûter les mélodies, à s'exprimer avec virulence, sans intériorité : irréflexion, enthousiasme, dissipation. Et en s'extériorisant il craignait de mal jouir du paysage. D’ailleurs, qui sait si quelque défaillance vocale ne l'eut pas obligé à changer d'octave au plus mauvais moment, à gauchir des intonations subtiles ?

 

                Siffler ? Même problème ! Mais l'esprit se concentrant, jouer de la langue contre les dents entrouvertes, en un air plus subtil, permettait de mieux s'écouter. C’était sa spécialité lorsqu'il s'occupait les mains à autre chose. Une telle distraction qu'il manquait de noyer sa partition invisible dans l'eau de vaisselle ou de la laisser rouler sur des vis déposées par terre.

 

                Comme toujours, il ne trancha pas, s’adaptant aux variations de son humeur. Il allait enfin se jouer Les Hébrides, c’était tout. Aux paysages qui lui resteraient mystérieux, toujours plus désirables derrière leurs barrières, sonnerait en écho cette chevauchée rapide, superficielle peut-être. Son imagination débridée ne voulait plus s’arrêter, à moins que l'hôte de Fingal parvienne à passer sans s'attacher, lui qui craignait désormais de fuir de douleurs en douleurs. Au risque de déraper, de sortir de son humble concret.

Arnaud Dhermy

 

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